Instantanées

Quelques jours après la Saint Sylvestre, j’entre dans la 24ème année de ma vie. Avoir 24 ans en 2021 ; reportage en quelques instantanées :

Avant deux, valses, scottish, maraîchines, mazurka et bien d’autres rythmes envahissent la vieille maison inhabitée depuis 8 ans. Le ménage réchauffe. En janvier, la chasse à la poussière est ouverte prématurément. Aranéides, diptères et autres insectes sont dérangés dans leur léthargie. Seuls les coccinellidés, entre volets et vantaux, bénéficieront de la trêve hivernale. Le filtre de l’aspirateur sature, les torchons faits de vieux draps noircissent, les éponges aussi. Loin de la paperasse classique de tout locataire et des états des lieux formels, mes préoccupations sont primaires ; thermiques surtout. Baby turbo, le poêle, suffira-t-il ? Aurai-je de l’eau chaude ? La source tiendra-t-elle cet été ?

Les réserves sont à secs, je m’en vais chercher de l’eau potable à la source grand-paternel. D’abord la météo et le jardin, puis la prise d’information sur mon statut professionnel et celui de l’aimé sonnent la fin du premier acte. Les péripéties glissantes arrivent avec les jugements et désaccords : «  vie primitive, avec le diplôme que tu as o lé pâs normal », « le poêle o lé zéro », « o lé pas un métier tcheu de réparer les vélos ». Ou bien la variante politique où « les écolos » et le climat sont balayés d’un petit soufflement au devant des lèvres. Une autre personnalité au prénom -malheureusement- homonyme au mien reçoit, elle, toute son estime. Pour dénouer la conversation, je tente plusieurs jokers, le plus efficace s’est avéré être la carte du Passé. Les souvenirs évoqués, le retour du père de la guerre, les embrassades dans la cour de la ferme, rétablissent une sérénité et neutralité dans l’échange. Il ne me reste plus qu’à veiller au remplissage des bidons et à ne pas réitérer le dernier drame familial ; le robinet malingre était resté dans les mains de l’aimé.

« On dirait qu’on a mis la nature dans un freezer. » déclare l’aimé. Ces deux journées de février me montre la campagne de mes dimanches d’enfance sous un habit tout à fait inédit. Vous vous souvenez de ces vieilles décorations de fleurs dans la résine époxy posées sur le buffet ? Les bourgeons, brindilles et branches sont figés dans leur carcan de glace. Splendide, merveille, le scintillement vif sous le soleil d’hiver doux nous enchante. Emmitouflés, nous sommes heureux d’être les témoins de l’apparat des champs, des haies et des fossés. Cette poésie solennelle est ponctuellement interrompue par mes piétinements en bordure de route. Sons cristallins, les éclats et leurs inclusions vertes glissent sur la route. L’effet est similaire à ces morceaux de glace extraits sur la berge puis jetés à la surface blanchie de l’étang.

J’ai vu les bûches de minuit. Pas celle de la cheminée à Noël, non. Je n’ai pas arrêté la ligne tout de suite, même si je savais la palette finie. 23:59, 23:59, 23:59, 00:00 les voilà ! Une, puis rapidement trois à quatre, les bûches de minuit arrivent sur le tapis. 1kg de fromage de chèvre chacune, dûment emballées, elles rejoignent un carton après contrôle visuel. 2h30 avant la pause, 5h avant la débauche, on tourne, c’est moi qui vais à l’envoi. Je croise ma collègue : « J’ai vu les bûches de minuit » lui dis-je dans un sourire masqué.

« Votre honnêteté a été saluée. » Un conseil en filigrane, aigre-doux, pour « les prochains entretiens » m’est communiqué au téléphone et le CDD coup-de-coeur me file entre les doigts. Goût râpeux du désaccord personnel, salé d’une déception, sucré d’un recul sage et compréhensif donne une saveur professionnelle quelque peu résignée. Une fois l’appel terminé, une astringence reste et grandit. Trouver sa place, un emploi en accord avec ses valeurs, une raison d’être ; y arriverai-je ? Dans notre société qui carbure au Taux de Rendement Synthétique, grands mots et promesses start-upienne démesurées, y a-t-il encore des niches écologiques pour l’humilité, l’humanitude* et l’humanité ? « C’est avec un grand intérêt que […] cependant ». Nous étions cinq candidats. Mais cette fois, je suis contente d’avoir pu échanger de vive voix sur l’issue de l’entretien. Je retourne à l’usine donc.

Le camion s’engouffre entre les murets de pierre en cours d’éboulement lent. L’aimé n’est pas très serein. « Ça passe …Oui c’est bon…» Nous voilà arrivé. Le panier de ravitaillement à la main, nous les voyons, certains jouent à la pétanque. Mais nous ne sommes pas venus pour les boules de métal striées. Les chaussures glissent bientôt sur le béton dans une scottish. Les pas me reviennent. L’aimé essaye de m’apprendre, puis d’autres danseurs aussi. Une vibration comme une grande inspiration, au fond de ma chair, cachée dans le cœur monte. L’être vibre de voir les sourires, les humains virevolter, les mélodies voler dans la nuit. Instants volés aux lois, aux restrictions. Nulle fierté là dedans, je ne suis pas prompt à enfreindre des règles que je comprends. Je me souviens. Il y a un an, notre histoire avec l’aimé commençait aussi par une infraction kilométrique. Impuissante avec des phrases, je dépose ici quelques strophes d’un poème écrit peu avant la rencontre. Voici une dernière instantanée rétrospective de ce que fut avoir 23 ans en 2020.

Indifférente
Au chaos
Sociétal.

L’aile des
Papillons
Pour remède.

Dans ce Monde
Pris d’effroi
Contagieux,

Je contemple
Thanatos
Désinvolte.

Délivrée
Quand Maia
A mûri,

La centaine
De bornes
À tripler.

De jauger
Les risques
Il s’agit.

Mais la question
Est rhétorique,
Bien obsolète

Car ainsi que
L’ami dit :
« Des prunes
Ou ses prunelles

Lesquelles
Auras-tu
Pour regret ? »

Puis la Marianne
Aurait-elle tant
Désapprouvé
Cette incartade ?

Papillons
Contagieux
Confinés,

Dans le creux
Du ventre
Amoureux

Y aura-t-il
Épidémie
Virale de
Batifolage ?

*Humanitude est à comprendre dans le sens donné par Serge Marquis i.e. accepter ses limites dans un monde d’hyperstimulation. Nous n’avons toujours que deux mains, deux yeux, deux oreilles et un seul cerveau…

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