Régulièrement j’y retourne, cycle après cycle, question après question. L’exploration n’implique pas toujours des découvertes agréables, surtout lorsqu’il s’agit de questionner les idéaux de ce monde. Le respect de la vie, les rapports de forces, les inégalités et leurs coûts, les valeurs morales que l’on chérit, le vivre ensemble se déversent dans la roue de mon moulin. L’eau vient de partout.
Il y a celle des petites rivières de récits de projets porteurs d’espoir, et néanmoins avortés pour cause humaine. Les même barrages se dressent : les mots distordus, l’ego malade, les dilemmes ancestraux de répartition des richesses matérielles, temporelles et énergétiques. Petits comités ou grands pays les voient se construire malgré eux sur leur route de navigation.
Il y a le fleuve médiatique, empoisonné celui-ci. Avec sa tendance dichotomique, manichéenne, il est difficile d’y déceler les nuances. Je me sens vite abreuvée à outrance des faits divers du globe. Une trentaine de minutes de radio pour recevoir des éclaboussures : l’école à la maison, le crop-top, la 5G. Des titres de journaux sur le revenu paysan et ses prédateurs, la star COVID masquée, la chimère technologique de nano-robots butineurs pour nous sauver de l’extinction. Au repas on dira que la guerre a repris du côté de l’Azerbaïdjan, on parlera de l’instabilité politique en Amérique latine qui prend ses racines dans le lithium, le pétrole dont nos pays occidentaux sont si voraces. Dans les flux, je scrolle entre le futile, le sponsorisé, quelques posts d’amis et de groupes et me voici dans les eaux de l’informatif : pétition contre le trafic d’organes chinois prélevés à vif sur les opposants et religieux, vidéo Youtube pour connaître «la vérité » tantôt fake, tantôt anti-fake. Sur le fond des commentaires, des pavés de basalte moralisateurs et culpabilisant scintillent avec le quartz rebelle et désobéissant. Le courant va trop vite pour être en mesure de plonger en profondeur. A l’abreuver, il asphyxie mon esprit. Les noyées arrêtent d’essayer, les noyés ne nagent plus.
Le pire reste encore que l’eau est soumise à une gravité implacable : celle d’une logique impitoyable et réductrice. Poussés à leur paroxysme, certains raisonnements donnent des résultats bien négatifs. En voici un, je ne l’écris pas comme une vérité et sa démonstration mais comme un chemin qu’il m’arrive de suivre, un peu malgré moi.
L’énergie n’est pas comme la matière, elle se disperse, l’entropie augmente à l’échelle de l’univers. Chaque étape de transformation ne récupère qu’une fraction de cette énergie, rien n’est efficace à 100 %. On peut optimiser la conversion, mais on ne peut pas fabriquer l’énergie. Une petite portion du rayonnement solaire atteint la Terre, une infime fraction est convertie par la photosynthèse, un processus biologique peu efficient, il faut une grande surface. Les bactéries des ruminants leurs restituent une partie de l’énergie qu’elles ont obtenues de la cellulose, si difficile à digérer. En terme d’efficience énergétique, plutôt que de manger son cheval ou son bœuf, il vaut mieux travailler avec lui pour cultiver céréales et autre ressource alimentaire. Pour produire de l’hydrogène il faut de l’électricité, qu’il faut produire aussi. Pour édifier les infrastructures des énergie dites «renouvelables », il faut aussi de l’énergie et des matériaux, parfois rares. Lorsqu’une calorie alimentaire nous coûte bien plus de calories issues de l’énergie fossile, on vante la plus grandes des aberrations : les biocarburants. L’équation est insoluble. Il reste peut être la fusion, mais au vu des implications radioactives de la fission, qui ne font toujours pas consensus dans nos sociétés, avoir un mini-soleil capable de supernova sur Terre ne m’offre pas, si ce n’est surtout moins, d’espoirs . En attendant, je brûle du pétrole, fruit du cycle du vivant de plusieurs millions d’années, pour déplacer une carlingue de métal et mon enveloppe charnelle en des durées records. Je le fais car je vis dans une société occidentale où faire autrement nécessite de sacrifier un confort considéré aujourd’hui comme « normal » . Les vêtements, biens électroniques et mon alimentation provoquent en moi les mêmes dilemmes moraux agrémentés cette fois de culpabilité éthique. Pour assurer mon niveau de vie, plusieurs dizaines, peut-être centaines de personnes sont expropriées, voit leur environnement pollué et survie compromise… à moins d’accepter de migrer vers les villes où les industries pourront allègrement les exploiter loin des normes du travail dont, moi, européenne, je bénéficie. Seule, je serai incapable de produire ce que j’ai actuellement, même en ayant une vie entière devant moi, donc qui le fait pour moi ? Est-ce réellement issu d’une véritable économie d’échelle et du progrès ? Puis-je le croire tant que de telles inégalités perdureront dans le monde?
Prochaine étape : répétez le processus avec la question des rapport de force et de la liberté qu’il faut exercer.
Il arrive qu’une part de moi regarde ce modèle Amish avec un amusement résigné, une pointe de tentation: Ça n’a pas l’air si mal? Elle est surtout en panique, paniquée par ce tsunami – petite vague devenue immense sous la secousse cognitive.

‘ ‘ Soyez curieux
– L’important c’est de toujours se questionner, d’interroger le monde
-Tu as raison de prendre du temps pour réfléchir .
(petite voix intérieure) Certe, certe…
Il m’arrive d’avoir besoin de fermer les écoutilles. Pensée coincée, écueil. Besoin de retrouver un océan intérieur, l’océan et sa part d’ignorance, l’océan et son inertie, l’océan et son immuabilité apparente, l’océan où je suis une petite chose infime.
Puis je me remets au travail, il me faut creuser de nouveaux biefs après ces affres. Le plus urgent est la sélection des sources auxquelles je bois. En ajuster le débit selon la nature tel les apports nutritifs journaliers pour éviter l’infobésité et les carences qui mènent au désespoir et à la dépression. Je me mets en quête de trouver de nouvelles sources qu’il faut prendre le temps de savourer, digérer car complètes et complexes. Équilibrer la ration de glucides rapides critiques, leur préférer les glucides plus lents, plus élaborés; apporter suffisamment, mais pas trop, de protéines analytiques; compléter avec des vitamines et minéraux subjectifs variés; s’hydrater de l’expérience de ceux qui font, et bannir les poisons alarmistes qui génèrent de l’impuissance ou une colère aveugle sera le régime que je souhaite. Prendre le temps de la cuisine, de diversifier et lutter contre l’habitude homogénéisante aura sûrement quelques bienfaits face à mon mal.
Un autre ouvrage m’attend pour les prochaines années : le perfectionnement des pales de la roue du moulin. Je n’ai pas encore les plans finaux des pales manquantes. À mes yeux, l’analyse rationnelle, la logique des chiffres et statistiques ne suffisent pas, la roue est déséquilibrée. Je cherche de nouveaux prismes et angles à travers l’art, les écrits subjectifs et mes sensations, de nouveaux outils de mesures dans la longue-vue de l’Histoire et du passé, de nouveaux grossissements philosophiques pour examiner les mécanismes et fondement de la pensées, du jugement et de la recherche de vérité (épistémologie, zététique…) . Les travaux risquent de s’éterniser le temps que ma tête continuera de mouliner.
Lorsque les affres et la paralysie menacent de m’engloutir, il me faudra penser à fermer écluse et écoutilles et à débuter un jeûne de silence cognitif. Car en attendant, il y a du grain à moudre si je veux obtenir de la farine, nourrir un peu de ce monde. Après l’intoxication, passer à l’action, dans la simplicité est le meilleur purgatif.
Je vous laisse avec un peu de l’humour de Marc Dubuisson pour rire et respirer après ces affres.
